Ne reculant…
Ne reculant donc plus devant le risque, je retourne chez le magistrat. Je me suis armée. J’ai relu le Marquis, toute seule, à haute voix, dans la « chambre sonore ». J’ai tout bravé. J’ai même fait sur Philippe l’essai de quelques pages. Cela lui a beaucoup plu et il a déclaré qu’il voulait connaître tout le volume. On lui avait toujours dit que le Marquis était ennuyeux. C’est ce qu’affirment ceux qui ne l’ont jamais lu. Il ne s’est pas montré de cet avis. Philippe est le contraire d’un esprit médiocre.
Je suis venue carrément en jean et en polo, comme pour une séance de gymnastique. Le vieil homme, accoutumé aux belles manières, en est un peu déconcerté. Sans doute pour me rendre la pièce, il enlève sa veste et sa cravate et va passer une robe de chambre de soie. Nous sommes à l’aise tous les deux. Je suis prête à commencer. Mais lui n’a pas l’air pressé. Il regarde l’horloge du salon, comme s’il guettait l’heure, comme s’il attendait quelque chose. Si nous devisions d’abord un peu ? dit-il. Ce mot deviser me fait fondre de plaisir. Très bien ! dis-je. De quoi deviserons-nous ? Il voudrait que je lui explique comment j’ai formé ma voix, comment je suis venue au théâtre dans ma jeunesse, puisque c’est là ma référence. Je lui raconte un peu les choses, je parle du Conservatoire, de Godot, de Sganarelle. Il semble surpris que j’aie pu tenir ainsi des rôles d’homme, me demande pourquoi. Je lui dis que j’ai tenu souvent aussi des rôles de femme, Zéphire, Hyacinthe, Augustine. Cela semble piquer sa curiosité et en même temps l’attendrir. Ses yeux s’embuent légèrement derrière ses verres. Il se souvient qu’enfant, mais évidemment, dit-il, cela commence à se perdre dans la nuit des temps, il avait joué une pièce à l’occasion d’une distribution des prix, et le personnage dont il tenait le rôle s’appelait Céladon. Il ne saurait dire quelle était la pièce ni qui était l’auteur, peut-être ne s’agissait-il d’ailleurs que d’une fable de patronage sans auteur, mais ce qui reste très présent dans sa mémoire, c’est le vêtement qu’il portait, du moins une partie de ce vêtement, un gilet de taffetas rose. Ce gilet de taffetas rose chante dans sa tête avec la très douce musique du souvenir. Il y avait d’ailleurs un autre petit garçon, vêtu lui de gaze, qui lui donnait la réplique et s’appelait Zélamir. Il n’a pas oublié ces noms qui lui sont revenus à l’esprit, comme sur un déclic, quand j’ai prononcé tout à l’heure des noms vaguement semblables, dont il a d’ailleurs bien noté que c’étaient des noms de filles : il n’est encore ni tout à fait sourd ni tout à fait gâteux (c’est lui qui parle !).
Belle conversation, mais pourquoi toujours ce regard sur l’horloge ? L’explication ne tarde pas à venir. On sonne. On monte. Il va ouvrir. Il me présente à un monsieur qui entre et qui n’est autre que le professeur Dague du Centre de neurologie infantile. Il est là, devant moi, plein d’assurance, carré, le sourire à la bouche, le cheveu court, correctement vêtu. Il n’est évidemment ni en blouse ni en slip. Je le reconnais pourtant très bien. Le juge paraît un peu embarrassé, mais il s’empresse de justifier cette visite : Le professeur est un vieil ami, un jeune ami plutôt, nous nous entendons très bien, nous nous rencontrions assez souvent autour des meilleures tables de la ville, quand j’étais encore en activité, j’ai pensé pouvoir l’inviter à une de ces séances où vous dispensez votre talent, je crois que cela le charmera beaucoup… Je réponds, sur le mode le plus sec : De toute façon, nous sommes aussi de vieilles connaissances ! Exact ! dit le professeur de la manière la plus culottée, en allumant une cigarette. Je me demande jusqu’où ira la comédie, lorsqu’on sonne de nouveau. Nouvelle grimpée dans l’escalier, sensiblement plus rapide. Nouvelle ouverture de la porte. Nouvelle apparition. Le commissaire Beloy, cette fois. Je n’en crois pas mes yeux. J’ai l’impression d’une embuscade. Le commissaire s’incline, de manière presque cérémonieuse. Il a troqué son blouson contre un veston léger. Vous vous connaissez peut-être aussi ? dit le magistrat. En effet, répond le commissaire. Je reste muette.
Étrange théâtre. La mise en scène ne tarde pas à se révéler. Nous avons pensé, dit le vieux juge, nous réunir tous les trois pour vous entendre. Vous avez un organe si admirable. Pourquoi en disperser les effets et les accords ? Nous représentons, chacun à notre manière, ce qu’il y a de plus écouté dans notre cité. Pourquoi ne nous mettrions-nous pas à notre tour ensemble à votre écoute ? Pourquoi ne profiterions-nous pas ensemble de vos talentueuses lectures ? C’est dans cet esprit que j’ai réuni mes amis, comme je les aurais conviés à une fête. La fête, c’est vous, chère Marie-Constance, votre personne ! Voilà où conduit la renommée !
Il tire sur une grande draperie rouge, une sorte de rideau, que je n’avais pas vu tout d’abord, et le sofa sur lequel je m’étais assise la dernière fois apparaît dans le fond de la pièce, près de la bibliothèque : je suis sûre que la disposition des meubles a été changée, mais peut-être est-ce une illusion de mon esprit, de ma mémoire. Nous allons, dit-il, nous asseoir tous trois sur ce sofa, et vous, vous prendrez place sur cette chaise en face. Aussitôt dit, aussitôt fait. Les voilà tous les trois alignés sur le sofa, comme des mannequins, la salive à la bouche. Il me semble être devant un stand de tir, à la foire. Et que vais-je faire ? Lire ? Lire quoi ? Je pose la question au juge. Eh bien, dit-il, la même chose que la dernière fois ! Il a déjà préparé le livre à la belle reliure, il l’a sorti de ses rayons. Il l’apporte, avec un sourire de miel.
C’en est trop. La conscience professionnelle a des limites. Je leur tire ma révérence. Ce qui avec mon jean et mon polo, n’est pas commode. Je prends la porte et je la claque. Il est à peu près certain que je vais me retrouver maintenant au chômage.